8

Taol sentait qu’on le secouait. Alors qu’il se réveillait, on lui jeta de l’eau glacée au visage. « Allez, mon ami, debout ! » Le chevalier ouvrit les yeux.

« Regarde, il se réveille. Lâche-le, maintenant. Le Vieil Homme n’appréciera pas si tu y vas trop fort, Clem. » Taol se prenait de grandes gifles sur les deux joues.

« Il ne m’a pas l’air tellement réveillé, Papillon. » Un autre coup, sec.

« Clem, il a les yeux grands ouverts. Laisse-le. » Taol regarda autour de lui. Il se trouvait dans une petite pièce sombre, les mains attachées dans le dos, avec deux hommes penchés sur lui.

« Ta tête te fait un peu mal ? demanda le plus petit des deux. Désolé. Clem s’est laissé un peu emporter, si tu vois ce que je veux dire. Pas vrai, Clem ? » L’homme appelé Clem hocha la tête. Le petit continua. « Rien de personnel. Le Vieil Homme a dit, « amenez-le-moi », alors on t’amène. Pas vrai, Clem ? » Le grand acquiesça une fois de plus. « Bien sûr, tu vas avoir une ou deux bosses, mais tu sais ce que dit Clem ?

— Qu’est-ce que je dis, Papillon ? voulut savoir ce dernier.

— « Mieux vaut se prendre une bûche sur la tête que dans son lit. » Voilà ce que tu dis.

— C’est ce que je dis, Papillon, convint Clem.

— Bon, allons-y, ne faisons pas attendre le Vieil Homme. Veux-tu bien nous faire les honneurs, Clem ? » Le dénommé Clem sortit un énorme couteau d’allure menaçante et trancha la corde autour des poignets de Taol.

« Clem regrette d’avoir serré les nœuds un peu fort. Pas vrai ? » Clem hocha docilement la tête. « Il regrette aussi de devoir te bander les yeux. Hein, Clem ? » Cette fois-ci, Taol n’eut pas l’occasion de le voir acquiescer car on lui appliqua un épais chiffon noir sur les yeux. Il sentit qu’on l’empoignait par le bras et qu’on l’entraînait hors de la pièce.

« Tu es tout raide, l’ami. Ne t’inquiète pas, Clem ne va pas t’emmener jusqu’au bord d’une falaise. Tu ne ferais pas ça, hein, Clem ? »

Taol se laissa guider jusqu’en bas d’une volée de marches puis à travers un boyau qui dégageait une forte odeur d’excréments humains.

« Ne t’inquiète pas pour l’odeur, l’ami. Elle ne te tuera pas. Clem a passé toute sa vie dans cet endroit, sans jamais s’en porter mal. J’ai tort, Clem ?

— Non, Papillon. Veux-tu prendre le chemin habituel ou la route panoramique ?

— Je dirais la panoramique, pas toi, Clem ? J’ai envie de respirer l’air du large. »

Ils montèrent un escalier qui débouchait au soleil. Taol sentit immédiatement l’odeur iodée de la brise marine.

« Rudement belle journée, hein, Papillon ?

— Tu n’as jamais rien dit de plus vrai, Clem. Une splendide journée de fin de saison, fraîche et parfumée.

— Tu aurais dû te faire ménestrel, Papillon.

— Hélas, Clem, si la criminalité ne m’avait pas appelé, peut-être le serais-je devenu.

— C’est une grande perte pour la poésie, Papillon. »

Au bas d’une autre volée de marches, Taol retrouva la puanteur des égouts, plus forte que jamais. Au bout d’un moment, leur route les entraîna de nouveau vers le haut, et l’odeur se fit moins entêtante. Ils passèrent une succession de coudes et de méandres avant de s’immobiliser enfin. Un parfum de fleurs fraîches assaillit les sens de Taol.

« Le Vieil Homme aime ce qui sent bon. Pas vrai, Clem ? Tu veux bien rester une minute avec notre ami pendant que je le préviens que nous sommes là ?

— Est-ce que je lui enlève son bandeau, Papillon ?

— Mieux vaut attendre l’avis du Vieil Homme, Clem. » Taol et Clem attendirent en silence jusqu’au retour de Papillon.

« Tu peux lui ôter le bandeau, maintenant, Clem. » Taol plissa les yeux sous la lumière et fut poussé doucement de l’autre côté d’une porte. « Le Vieil Homme a dit d’entrer. »

Il se retrouva dans une pièce emplie de fleurs où un vieillard rabougri était assis près d’un bon feu.

« Entrez, jeune homme. Voulez-vous une tisane d’orties ? » Le Vieil Homme n’attendit pas la réponse. « Bien sûr que vous en voulez une. Il n’y a rien de tel pour soigner les bosses sur le crâne, c’est ce que disent tous ceux qui viennent me voir. Évidemment, à mon avis, le meilleur remède qui soit reste le lacus, mais je n’ai rien à vous apprendre à ce sujet, n’est-ce pas ? » Le Vieil Homme lui adressa un regard malicieux. Taol estima que le silence constituerait la meilleure politique. Il regarda son hôte servir une infusion verdâtre et lui tendre une tasse.

Il ne fit aucun geste pour la prendre. « Allons, allons, jeune homme, vous regretterez d’avoir refusé ma tisane quand ces bosses seront aussi grosses que vos couilles. » Taol accepta à contrecœur le liquide d’aspect peu engageant. « Asseyez-vous, Taol. Cela ne vous ennuie pas si je vous appelle par votre nom, j’espère ? Quand on atteint mon âge, on ne s’embarrasse plus guère de formalités. Je pourrais tomber raide mort à tout moment. » Taol pensa par-devers lui qu’il n’avait jamais vu un vieillard en meilleure santé.

« Bien entendu, je déplore la manière déplorable dont vous avez été conduit ici. Mais j’ai pu constater sur le long terme que c’est encore la plus commode. Pas de questions intempestives, ni de complications fastidieuses… Je suis sûr que vous comprenez. » On frappa doucement à la porte, et Papillon entra.

« Navré de vous interrompre, Vieil Homme, mais Noad vient de m’informer que nous avons quelques petits soucis avec Purtilan.

— Tu sais quoi faire en pareil cas, Papillon. » Papillon acquiesça gravement. Il était sur le point de partir quand le Vieil Homme le retint. « Fais-le souffrir, Papillon. Offrez-lui le grand jeu, Clem et toi. Nous avons beaucoup trop d’ennuis avec le quartier du marché, ces derniers temps. »

Papillon parti, le Vieil Homme continua. « Vous suscitez l’intérêt de personnes haut placées. Saviez-vous que l’archevêque de Rorne vous faisait suivre ? » Il n’attendit pas la réponse de Taol. « Or, quiconque intéresse le vénérable archevêque m’intéresse également. Surtout quand cette personne et moi avons un ami commun. » Le Vieil Homme semblait très satisfait de son effet. « Bevlin le guérisseur est un ami de longue date. »

Taol rompit enfin son silence : « Et si je vous disais que je n’ai jamais entendu parler de ce Bevlin ?

— Vous me décevez, Taol. Je n’attendais pas moins que la vérité d’un chevalier de Valdis. » Le Vieil Homme traversa la pièce pour prélever un chrysanthème de couleur orange dans l’un de ses nombreux vases. Il le porta à son nez et inhala profondément. « Quand les sbires de Tavalisc vous ont capturé, vous aviez sur vous une outre de lacus. Il se trouve que je dispose moi-même de certaines ressources, et que j’ai pu me la procurer. Comme je le soupçonnais, elle portait la marque de Bevlin.

« Pourquoi croyez-vous qu’il vous l’a donnée ? Laissez-moi vous expliquer. Bevlin n’est pas un imbécile ; il savait son outre marquée, et espérait que cette marque pourrait un jour vous être utile. Il a de nombreux amis tout prêts à seconder sa cause.

Malheureusement, Tavalisc aussi connaît cette marque, ce qui vous a valu de croupir un an dans ses geôles. » Le vieillard remit la fleur dans le bouquet, attentif à préserver son arrangement.

« Maintenant, c’est à mon tour de vous aider. J’ai de nombreuses dettes envers Bevlin, et cela me permettra de lui en rembourser une. »

Taol réfléchit à ce qu’il venait d’entendre, et prit sa décision : « J’ai besoin d’un bateau rapide pour m’emmener à Larne. »

Le Vieil Homme ne cilla pas. « Entendu. Je prendrai les dispositions nécessaires. Rien d’autre ?

— J’ai moi-même une dette à régler.

— La fille, Mégane ? Je veillerai à la dédommager pour sa peine. » Taol essaya de dissimuler sa surprise – n’y avait-il rien que cet homme ignorât ? Au moins, constata-t-il avec soulagement, ne lui avait-il pas posé de questions sur ses motivations.

Comme s’il avait lu dans ses pensées, le Vieil Homme ajouta : « Je ne veux pas savoir quelle tâche Bevlin vous a confiée. Mais je vous adresserai quand même deux mises en garde. D’abord, j’ai de nombreux contacts partout dans les Terres connues, et je sais que les chevaliers ne sont plus les bienvenus dans maints endroits. La haine envers votre ordre grandit. Gardez vos cercles bien cachés ; ils ne vous attireront que des ennuis. » Le Vieil Homme surprit l’expression de Taol. « Vous êtes jeune et idéaliste, vous ne voyez probablement pas ce qui est en train de se passer.

— Je sais qu’à Rorne on fait une triste réputation aux chevaliers.

— À juste titre ! Tyren les conduit dans une mauvaise voie. Il désire argent et pouvoir, et cherche à les obtenir en s’abritant derrière l’écran de fumée du fanatisme religieux. »

Taol se leva pour partir. « On ne devrait pas condamner un homme sur des rumeurs. Tyren a été mon ami au moment où j’en ai eu le plus besoin. » Le Vieil Homme lui fit signe de se rasseoir.

« Restez, restez, je ne voulais pas vous offenser. Les chevaliers ne sont pas mon affaire. Si vous tenez à les suivre, ce n’est pas moi qui vous en empêcherai. Vous avez la tête pleine de rêves, vous ne pensez qu'à obtenir le dernier cercle. Pour avoir connu beaucoup de chevaliers, je peux vous dire que le dernier cercle n’est qu’un commencement, pas une fin. » Le Vieil Homme jeta à Taol un regard perspicace. « Que pensez-vous accomplir une fois que vous l’aurez ? Le genre d’exploit suffisant pour que votre légende vous survive ? »

Taol se sentit rougir. C’était si proche de la vérité. Sauf dans de vagues rêves de gloire, jamais il ne s’était projeté plus loin que le troisième cercle. Il ne voulait pas davantage songer à l’avenir qu’au passé – il lui fallait se concentrer sur le présent.

Le Vieil Homme sourit poliment. « Voyons, où en étions-nous ?

— Vous aviez deux mises en garde. J’attends toujours de profiter de la seconde.

— Ah, oui. La voici : Larne est une île dangereuse, prenez garde à ce qu'elle vous coûtera. »

Le Vieil Homme prit la tasse de tisane d’orties des mains de Taol. « Papillon s’occupera de votre affaire. Malheureusement, lui et Clem sont retenus par des tâches subalternes pour le moment. Mon Noad va vous raccompagner. Papillon vous contactera une fois que tout sera arrangé. » Un jeune garçon entra dans la pièce, et invita Taol à le suivre. Le Vieil Homme se retourna vers son feu.

Taol refit le même parcours à travers les boyaux nauséabonds, les yeux toujours bandés mais sans le bénéfice de la brise marine, cette fois. Le garçon le conduisit jusqu’à la petite pièce obscure, où il récupéra le long-couteau et la lame courbe de Taol sur une étagère. Puis il tendit ses armes au chevalier. « Le Vieil Homme a dit qu’il ne serait pas nécessaire de vous assommer. » Le garçon remit son bandeau à Taol, lui fit monter quelques marches et le mena dehors. Après qu’ils eurent marché sur une courte distance, le garçon lui ôta le bandeau.

« Voilà. Prenez à gauche au bout de la me, et vous vous retrouverez dans le quartier des putains en moins de deux. » Le garçon s’éclipsa prestement dans une ruelle étroite.

Taol suivit ses indications et arriva bientôt dans des rues qui lui étaient familières. Plongé dans ses pensées, il retourna chez Mégane.

 

Tavalisc se délectait de prunes. Il avait devant lui un grand bol de ces fruits violet foncé. Il en glissa un entre ses lèvres roses et croqua. Un peu de jus lui coula sur le menton, qu’il tapota délicatement avec une serviette en soie avant de recracher le noyau sur le sol.

« Entrez ! » Gamil apparut avec un bol de noisettes.

« Les noisettes de Votre Éminence, annonça-t-il en les déposant sur le bureau.

— Eh bien, Gamil, quelles nouvelles m’apportez-vous aujourd’hui ? » Tavalisc sélectionna une prune grasse et luisante et la plaça entre ses incisives.

« Notre chevalier s’est sorti des griffes du Vieil Homme.

— Dans quel état ? A-t-il été battu ? » Tavalisc cracha le noyau de prune en direction de son chien endormi.

« Je ne crois pas, Votre Éminence.

— Ah, comme c’est dommage. Je me demande ce qu’ils manigancent. » Ayant raté le petit chien, Tavalisc le secoua pour le réveiller.

« Ma foi, Votre Éminence, je ne saurais dire. Même vous seriez bien en peine de percer les intentions du Vieil Homme. » Tavalisc, qui se préparait à mordre dans une nouvelle prune, la reposa sans la toucher.

« Ne prétendez pas connaître mes limites, Gamil. Vous seriez stupide de vous croire ma seule source de renseignements. »

Gamil, contrit, s’inclina très bas. Tavalisc poursuivit : « Le Vieil Homme n’a comme seul pouvoir celui que je veux bien lui accorder. Pour l’instant, ses activités sapent l’autorité de Gavelna. Et il est dans mon intérêt de… » Tavalisc choisit la plus belle prune restante « … contenir comme il se doit l’influence du Premier ministre. C’est à moi que revient l’administration de Rorne. Le vieux duc vit en ermite, fuyant ses responsabilités légitimes. Il faut bien que quelqu’un comble le vide, et il me plaît de laisser le Vieil Homme et le Premier ministre s’imaginer dans ce rôle. Pendant qu’ils s’entre-déchirent, je tiens Rorne dans le creux de ma main. »

L’archevêque se tapota le coin de la bouche avec sa serviette en soie, essuyant le filet de jus de prune qui avait échappé à ses lèvres gourmandes. « Notre espion à Château Harvell… j’aimerais que vous lui adressiez un message.

— Certainement, Votre Éminence. Que dois-je lui écrire ?

— Il me faut connaître les ennemis de Baralis. Cet homme prétend unir Kylock et Catherine de Brennes ; je n’ai pas besoin de vous dire tout le mal que j’en pense. Brennes a déjà beaucoup trop d’influence. Avec les royaumes à ses côtés, le duc dominerait le Nord. Qui sait à quoi conduirait cette alliance ? Les deux puissances pourraient soumettre tous les territoires qui les séparent. Le Halcus, Annis, Haute-Muraille – le temps de nous retourner, et il se pourrait que le bon duc règne sur la moitié des Terres connues ! »

Passablement agité, Tavalisc se versa une coupe de vin doux. Il fit la grimace en goûtant le liquide : le mélange avec les prunes n’était pas très heureux. « Sans parler du commerce. Le duc est de mèche avec ces maudits chevaliers. Ils veulent nous subtiliser nos marchés en nous faisant passer pour âpres au gain et en baissant leurs tarifs. Une tactique de charlatans !

— Effectivement, Votre Éminence, quoi de plus retors que de pratiquer des tarifs raisonnables ? »

Tavalisc lança un regard soupçonneux à son assistant. Il prit une deuxième gorgée de vin, guère meilleure que la première. « La situation est extrêmement grave. Je tiens à suivre les événements de près et il me faut des agents dans la place. Baralis a certainement des ennemis puissants, que je pourrais contacter. Pourquoi faire le travail soi-même quand un autre peut s’en charger ? »

Tavalisc prit une troisième gorgée ; le vin, bien qu’encore âcre, trouva enfin grâce à ses papilles.

« Je me fais fort de découvrir qui a des raisons de haïr messire Baralis, Votre Éminence.

— Connaissant Baralis, je suis sûr que plus d’une personne à Château Harvell souhaiterait le voir mordre la poussière. » Tavalisc savoura encore une gorgée. Comment avait-il pu trouver âcre ce breuvage divin ?

« Autre chose, Votre Éminence ? »

Tavalisc ramassa son chien et le tendit à son assistant. « Emmenez donc Comi faire un tour dans les jardins, Gamil. Il n’est pas sorti de la journée, il a besoin de se soulager. » Gamil lui décocha un regard brûlant de haine. Tavalisc feignit de ne pas s’en apercevoir.

Après le départ de Gamil, Tavalisc rafla le bol de noisettes et, avec un sourire carnassier, entreprit de les casser.

 

C’était aujourd’hui que Jack devait quitter la tanière et prendre la direction de l’est. Malgré ses regrets à l’idée de partir, sa vie l’attendait ; et grâce à Falk, il l’envisageait désormais avec plus d’espoir que jamais. Peut-être pas aussi simple qu’il avait pu le penser, mais riche de possibilités. Falk lui avait ouvert les yeux, et Jack commençait à comprendre qu’il existait plusieurs façons de considérer les choses, que ce qu’il avait cru pendant des années pouvait être remis en question. Son hôte lui avait fourni de nombreuses pistes de réflexion. Maintenant, il avait besoin de se retrouver un peu seul pour parvenir à ses propres conclusions.

« Pourquoi m’avez-vous secouru quand j’étais malade ? » demanda Jack. Ils étaient assis près du feu, et la bière les rendait pensifs. Falk buvait sans prononcer un mot. Jack se dit qu’il avait peut-être outrepassé les limites de leur étrange amitié en cherchant à connaître ses motifs. Il était sur le point de s’excuser quand Falk répondit enfin :

« Je ne veux pas te mentir, Jack. Je t’ai secouru parce que j’ai vu en toi quelque chose qui dépassait les apparences.

— Ce qui m’a permis de changer les pains ? »

La réponse de Falk surprit le jeune homme. « Non, je ne suis pas un magicien. Eux seuls savent déceler le don de sorcellerie. Je suis un homme des bois – je connais la terre, pas le ciel. »

Jack sentit le poil se hérisser sur sa nuque. Il avait peur. « Qu’avez-vous vu, dans ce cas ?

— Tu as de la suite dans les idées, je t’accorderai au moins cela. Si je t’ai aidé le jour où tu as pris froid sous la pluie, c’est que j’ai ressenti jusque dans mes os que je devais le faire. J’ai décelé… » Falk baissa les yeux, écrasant les feuilles mortes avec son soulier.

« Je ne sais pas. Le destin marche à tes côtés, et s’il en a l’occasion, il t’entraînera dans sa ronde. »

Falk se leva d’un coup, visiblement gêné par le sujet. « Puisque tu t’en vas, j’ai des cadeaux pour toi. »

Le destin ? Jamais la vie n’avait paru si déroutante à Jack : de la sorcellerie, des choix à faire, et maintenant ce destin brumeux qui l’attendait. Il n’était qu’un mitron, rien de plus. L’existence lui paraissait beaucoup plus facile lorsque les préoccupations se résumaient à cuire des pains, travailler comme scribe et courir les filles.

Il passa la main dans sa tignasse, qui avait encore poussé. Maître Frallit aurait sorti son couteau en la voyant. Pourtant, les filles des cuisines le préféraient avec les cheveux longs. Mais cela ne l’intéressait plus, de toute façon ; on ne pouvait attendre d’un homme qu’il songe aux femmes alors qu’il se remettait à peine d’une fièvre humide et se préparait à entamer une nouvelle vie. Une image féminine revenait constamment à son esprit, cependant : celle de Melli. Maintenant encore il pouvait voir sa peau parfaite, presque sentir les contours de son corps.

Il se sentit un peu honteux de la tournure prise par ses pensées. Malgré tous ses efforts, quelle que soit l’urgence de ses problèmes, les femmes parvenaient à s’insinuer dans son esprit. À peine quelques minutes plus tôt, Falk lui avait dit quelque chose d’important – d’un peu vague aussi, il devait l’admettre –, et le voilà qui essayait de se représenter Melli dans une robe décolletée !

Il partit d’un grand éclat de rire, bientôt rejoint par Falk. Il s’abstint de lui demander pourquoi – il avait peur que l’homme des bois ne lui réponde qu’il lisait dans ses pensées. Ce qui le fit rire encore plus fort. C’était si bon ; comment croire qu’il puisse exister quoi que ce fût de mauvais qu’un bon éclat de rire ne saurait mettre en fuite ?

Falk gagna le fond de sa tanière, s’agenouilla et souleva une plaque de mousse pour dévoiler une petite fosse. Il fouilla parmi son contenu, trouva ce qu’il cherchait et remit la mousse en place. Puis il revint s’asseoir à côté de Jack et commença à déballer différents objets emmaillotés de lin.

« Tu es arrivé sans rien ; je ne peux te laisser repartir dans le même état. Je ne t’ai pas sauvé la vie pour que tu la perdes aussitôt. » Il tendit à Jack une dague, petite mais pesant un bon poids. « Tu auras besoin d’un couteau. » Il défit un autre paquet. « Et d’une gourde. » Le dernier objet était un manteau moelleux. « Et de chaleur. »

Une telle générosité dégrisa Jack d’un coup. « Falk, je ne sais pas comment je pourrais vous remercier. » Le grommellement de dédain que poussa Falk l’empêcha d’en dire davantage.

« Ce n’est rien. En revanche, je te demanderai une chose.

— Quoi ?

— Ne sois pas amer, Jack. Tu es jeune, et la vie t’a tracé une voie difficile ; ne la complique pas davantage en en rejetant la faute sur autrui. » L’homme des bois le fixa d’un regard débordant de compréhension. Ce fut Jack qui détourna les yeux.

Satisfait, Falk entreprit d’empiler de la nourriture sur un carré de tissu qu’il replia de manière à former un baluchon, solidement noué au moyen d’une ficelle. Puis il fureta quelques instants dans un coffre pour en extirper une paire de bottes. Il examina les pieds de Jack d’un œil critique, secouant la tête avec incrédulité. Quand Falk lui tendit les bottes, Jack ne sut s’il devait sourire ou se sentir penaud. Enfin, Falk lui confia une bourse en cuir. « Ce n’est pas grand-chose, dit-il, quelques pièces d’or, mais tu en auras besoin une fois sorti de la forêt. »

Jack voulut le remercier une fois encore, mais les mots lui paraissaient creux, maladroits. « Je vous dois beaucoup, Falk. Je vous remercie pour votre bonté, et vous promets de vous la rendre un jour.

— Je ne veux pas de remerciements et encore moins qu’on me soit redevable. Je te libère de toute dette ou obligation envers moi. » Jack essaya de trouver une réponse appropriée. N’en trouvant aucune, il opta pour le silence.

Les deux compagnons se tinrent côte à côte à l’extérieur de la tanière. Jack avait pu la voir de l’extérieur à de multiples reprises, mais il ne put s’empêcher de l’admirer une fois encore. Même de près, on ne voyait qu’une masse de buissons denses. Falk suivit son regard. « Il y a peu de choses dont je sois fier ; mon refuge en fait partie. »

Ils restèrent silencieux quelques minutes, jouissant de la beauté de la forêt.

Falk prit le jeune homme au dépourvu en s’avançant pour déposer un léger baiser sur sa joue. « Je t’envie, Jack. Tu es jeune et tu as toute la vie devant toi – fais-en une aventure ! » Pour la dernière fois, Jack se retrouva à court de mots. Les regards des deux hommes se croisèrent, puis Jack se détourna et partit.

Il ne regarda pas en arrière. Il s’enfonça dans la forêt, vérifiant la position du soleil pour se diriger vers l’est. Toutes les grandes cités se trouvaient à l’est. Peu importait où il aboutirait, il parviendrait bien à en tirer expérience. Maintenant que Falk avait embrasé son imagination, il avait besoin de combustible pour entretenir la flamme.

Jack se mit à courir, savourant la sensation du vent contre son visage. Quand la pluie se mit à tomber, il l’accueillit comme une bénédiction. Il couvrit de nombreuses lieues ; ses pensées étaient trop joyeuses pour laisser place à la contemplation. Sa vie serait une aventure, et cela suffît à le porter tout au long de la journée.

Quand le rafraîchissement de la brise et l’assombrissement du ciel annoncèrent le soir, Jack ralentit pour se mettre en quête d’un endroit où dormir. Il dénicha près d’un petit ruisseau un emplacement plat, où il dénoua son baluchon. Son contenu le sidéra : un jambon cru, une roue de fromage, de la venaison salée, des pommes, des noix, des fruits secs et de la viande séchée. Outre la nourriture, il y trouva aussi une couverture de laine légère et une gourde, remplie de cidre. Radieux, il se découpa une bonne tranche de fromage pour accompagner la boisson.

Quand Jack ouvrit sa bourse, il y découvrit cinq pièces d’or. Pour un garçon qui n’avait jamais possédé le moindre sou, cela représentait une fortune.

Il festoya de bon appétit, éprouvant le tranchant de son couteau sur le jambon. Tout en mangeant, Jack regretta de n’avoir pas su remercier Falk avec davantage d’éloquence. Mais au vu de l’étrange personnalité de son bienfaiteur, il comprit que le mieux à faire consistait simplement à profiter de ses largesses. Jack leva sa gourde et lança : « À Falk, un homme seul, mais en paix. » Il termina le cidre et rota bruyamment. C’était une bonne cuvée.

 

Baralis était contrarié d’avoir perdu sa colombe ; le stupide oiseau avait finalement succombé à la faim et au froid. Le chancelier n’avait plus de moyen commode de s’assurer que les mercenaires captureraient la fille. Il lui faudrait envoyer un autre oiseau, mais cela devrait attendre le lendemain – il aurait besoin de tous ses esprits pour l’entrevue prévue dans la journée avec la reine. Pour ajouter à son déplaisir, il venait de recevoir par courrier une lettre de cette fripouille ventripotente de Tavalisc qui demandait à récupérer sa bibliothèque. L’archevêque corrompu tramait quelque chose, Baralis le sentait jusque dans ses os. L’homme ne vivait que d’intrigues, et une affaire aussi croustillante que le mariage de Kylock ne pouvait échapper à son attention. La carte des Terres connues allait bientôt changer ; le pouvoir quitterait le Sud, gavé comme une oie, pour se déplacer vers le Nord à l’appétit vorace. Un glouton n’avait pas sa place dans un monde dominé par un empire affamé.

Baralis devrait surveiller Tavalisc de près ; laisser l’archevêque faire capoter ses plans de sa grosse main boudinée était hors de question.

Il avait tout de même quelques raisons de se réjouir : la convocation de la reine signifiait son acquiescement. Elle voulait davantage de remède. La fête de l’Hiver aurait lieu le lendemain soir, et il espérait faire approuver sa proposition par Arinalda d’ici là.

Tout en réfléchissant, Baralis travaillait sur un poison – une nouvelle formule, qu’il essayait pour la première fois. D'une main à laquelle les drogues contre la douleur avaient une fois encore rendu son habileté, il broyait les poudres et mesurait les liquides, attentif à respecter les proportions exactes. Trop d’extrait de mousse risquait de noyer les autres ingrédients, et le fragile équilibre serait rompu. La préparation d’un poison réclamait un œil méticuleux et une main sûre.

Celui-là ne s’avalait pas ; il opérait de manière plus subtile. Baralis considéra son œuvre avec un sourire sinistre. Ce poison serait sans conteste le plus ludique qu’il aurait jamais mis au point. Il se versait sur les habits de la victime – quelques gouttes suffisaient, de préférence autour du col et sur les épaules. Incolore et quasiment inodore, il était indétectable ; la victime s’habillait, puis vaquait à ses affaires sans se douter un instant qu’elle inhalait des vapeurs fatales. Sa mort était lente, car les vapeurs légères mettaient plusieurs heures pour remplir leur office.

Baralis en arrivait au stade où il lui fallait porter un masque – il ne voulait pas prendre le moindre risque. La mort occasionnée par ce poison était lente, mais aussi douloureuse. La victime commençait par ressentir un essoufflement à mesure que la substance nocive brûlait les chairs tendres de sa gorge et de ses poumons. Croyant à une indigestion ou des brûlures d’estomac, elle tâchait de ne plus y penser ; mais le poison rongeait progressivement ses poumons jusqu’à ce qu’elle finisse par suffoquer.

Une fois son poison terminé, Baralis le versa avec précaution dans une fiole en verre qu’il reboucha solidement. Demain, tandis que le château tout entier serait tourné vers les préparatifs de dernière minute, il se glisserait dans les appartements de Maybor et verserait le poison sur ses plus beaux atours. Un bal étant prévu ce soir-là, le pompeux messire Maybor allait certainement vouloir porter ses habits les plus fastueux. Sa vanité causerait sa perte.

Le chancelier n’était pas mécontent de son plan. Cette fois-ci, Maybor ne serait pas sauvé par l’intervention intempestive d’un de ses serviteurs. Jusqu’à présent, il avait eu de la chance, mais celle-ci venait de tourner.

 

De nouveau, Maybor attendait sous le vent à côté de la pile d’immondices, piétinant d’impatience le sol gelé. L’assassin finit par arriver ; sa silhouette trapue émergea de derrière les ordures. Maybor ne s’embarrassa pas de cérémonies. « Pourquoi n’avoir pas accompli ce dont nous avions convenu ? »

La colère qui perçait dans sa voix ne sembla pas troubler l’assassin. « Le moment propice n’est pas encore venu. Je ne risquerai pas ma vie en agissant trop tôt et sans préparation. »

Maybor ne se satisfit pas de cette réponse. « Plusieurs jours se sont écoulés depuis notre dernière rencontre. Tu avais largement le temps de choisir un moment propice.

— J’ai surveillé les moindres faits et gestes de Baralis. Il ne se déplace nulle part sans sa brute, ce Craupe.

— Ce n’est pas mon problème. Je veux qu’il meure, et sans tarder.

— Vous n’attendrez plus très longtemps, messire Maybor. J’ai l’intention de passer à l’action.

— Quand ? insista Maybor.

— Messire Maybor, je ne vous donnerai aucun détail. Il est préférable que vous ignoriez l’heure et le lieu. Laissez-vous surprendre

— il vous sera ainsi plus facile de jouer votre rôle. »

Maybor convint que l’assassin avait raison. « Très bien, je m’incline. Mais je veux ta parole que tu agiras vite.

— Vous l’avez, messire Maybor. » L’assassin allait se retirer quand une question traversa l’esprit de Maybor.

« Qu’as-tu découvert au sujet de Baralis ? Tu as dû percer ses petits secrets, en le suivant toute la journée ? »

L’assassin hésita un moment avant de répondre. « Je n’ai pas appris grand-chose. Il quitte rarement ses appartements. »

Maybor le soupçonnait de lui cacher quelque chose, mais il ne voulait pas le harceler davantage avant qu’il ait mené à bien son travail ; le moment aurait été mal choisi pour l’agacer. Ensuite, ce serait une autre histoire. Dès qu’il n’aurait plus besoin de Scarles, Maybor pourrait même s’arranger pour qu’il lui arrive un accident ; il adorait ses vergers et détestait l’idée d’en céder trente arpents. De telles pensées améliorèrent considérablement son humeur.

« Très bien, Scarles, je m’en remets à toi. »

Scarles lui jeta un regard circonspect et déclara : « Je remplirai mon contrat, messire Maybor, soyez tranquille. » Là-dessus, il se retira, abandonnant Maybor à la puanteur des immondices.

Maybor regarda l’assassin s’éloigner. Il ne lui accordait aucune confiance ; après tout, ce n’était qu’un tueur à gages. Il ferait son travail, Maybor n’en doutait pas. Mais lorsqu’il l’aurait fait, il pourrait bien tomber lui-même sous le couteau d’un assassin.

Maybor patienta un moment en se demandant combien de temps s’écoulerait avant qu’on ne retrouve sa fille. Douze jours avaient passé depuis sa fuite. Il savait qu’on la retrouverait saine et sauve : elle était forte et pleine de ressources – c’était sa fille, après tout. Il avait envoyé ses hommes battre les bourgs et les villages qui bordaient la grande forêt, au cas où Melliandra y réapparaîtrait. Il avait même discrètement fait promettre une récompense pour toute information susceptible de conduire à sa fille ; c’était risqué, mais le temps pressait et Maybor n’avait plus le choix. Il devait à tout prix retrouver Melliandra. Les fiançailles auraient lieu ! Et il serait père d’une reine.

 

Quand elle s’éveilla, Melli fut aussitôt prise de nausée. Elle se rua sur la bassine, dans laquelle elle vomit avec de violents haut-le-cœur. Elle se sentait affreusement mal. Sans force, elle retourna s’asseoir sur le lit pour tenter de rassembler ses idées. Madame Gralle ne lui inspirait aucune confiance. Melli allait récupérer son cheval et reprendre la route. Dans son état de faiblesse, malheureusement, marcher toute la journée était bien la dernière chose dont elle avait envie.

On frappa brièvement à la porte, et madame Gralle fit son entrée. « Eh bien, eh bien. Que se passe-t-il ? » Elle aperçut la bassine. « Oh, je vois. Pas habituée au cidre, hein ? Ne t’inquiète pas, tu survivras. Un cruchon de cidre n’a jamais tué personne, sauf la vieille grand-mère Crutly – elle en avait reçu un sur la tête. » Madame Gralle s’affaira à ranger la pièce.

« Je vous remercie pour votre hospitalité, mais je m’en vais aujourd’hui. J’ai laissé la vaisselle dont nous avions convenu sur le meuble. J’ose penser que cela fait le compte », dit Melli en indiquant l’assiette et les pots.

Les petits yeux de madame Gralle s’étrécirent encore davantage. « Tu ne me sembles guère en état d’aller où que ce soit, ma chérie. Tu ferais mieux de rester une journée de plus. Détends-toi, prends un bon bain. Je t’en avais fait couler un hier soir, mais quand je suis revenue te chercher, tu dormais déjà. »

La perspective d’un bain chaud et d’une journée de repos était bien trop tentante, et Melli capitula. « Très bien, madame Gralle, je vais rester un jour de plus. Mais je vous préviens, je n’ai plus rien pour vous payer.

— Ne t’inquiète pas pour cela, ma chérie, ce n’est pas un problème. Il faut bien s’entraider, entre femmes. Maintenant, je vais te faire monter un bon petit déjeuner et préparer un autre bain. J’ai aussi pris la liberté de t’apporter une nouvelle robe. Inutile de te laver si c’est pour remettre tes guenilles ensuite, n’est-ce pas ? » Son hôtesse regardait ses vêtements crasseux et déchirés avec une mine dégoûtée. Melli se sentit honteuse.

« Vous êtes si bonne avec moi, madame Gralle. Mais je vous en prie, faites simplement nettoyer mes vêtements, ne vous mettez pas en peine de m’en offrir des neufs.

— Balivernes, cette robe part en lambeaux. Et puis, celle que je t’ai choisie n’est pas neuve. Elle est jolie, par contre – elle te montrera à ton avantage. » Madame Gralle quitta aussitôt la pièce ; Melli n’eut pas le loisir de lui demander ce qu’elle entendait par « la montrer à son avantage. » Elle n’avait nullement le désir de se montrer.

Son attention fut détournée par l’arrivée d’un délicieux petit déjeuner : bacon croustillant, œufs pochés, champignons grillés, pain et beurre en abondance. Elle se restaura de bon cœur. Quels que soient les motifs de madame Gralle, Melli la remercia pour son excellente nourriture.

Quand elle eut mangé, une fille au teint olivâtre vint la chercher pour la conduire dans une petite pièce contenant une baignoire ronde en bois. Melli se plongea longuement dans l’eau brûlante, qui apaisa les douleurs de son corps. Au bout d’un moment, elle laissa la fille lui frotter le dos et lui laver les cheveux. Enfin elle se sécha au moyen d’une serviette : quel bonheur d’être propre. En regardant l’eau de la baignoire, elle fut horrifiée par sa coloration brunâtre. À l’évidence, elle était beaucoup plus sale qu’elle ne l’avait pensé.

Lorsqu’elle fut sèche, la fille lui tendit une robe rouge cramoisi que Melli n’apprécia guère. Mais comme sa propre robe était partie au lavage, elle fut bien obligée de l’enfiler. Le corsage, très bas, découvrait largement sa poitrine. La fille tirait si fort sur les lacets que Melli pouvait à peine respirer ; quant à ses seins, ils remontaient vers son menton. Difficile de s’en assurer sans miroir, mais elle ne devait sans doute pas avoir l’air très convenable, pour une dame de la cour. Quand elle demanda à la fille de desserrer un peu le laçage, celle-ci refusa.

« Madame Gralle préfère que ce soit ainsi », dit-elle.

Peu après, alors que la fille était en train de la coiffer, madame Gralle les rejoignit. Semble-t-il enchantée de ce qu’elle voyait, elle tourna autour de Melli en faisant claquer sa langue d’un air appréciateur avant de s’exclamer : « Eh bien ! Qui aurait cru cela ? J’ai toujours eu un don pour repérer la beauté, mais cette fois, on peut dire que je me suis surpassée. » Elle se tourna vers la fille. « Laisse tes épingles, Keddie. Ce serait dommage d’attacher une telle chevelure. » La fille retira docilement les épingles qu’elle avait plantées. Madame Gralle s’approcha de Melli et caressa doucement son visage et sa gorge.

« Tu es vraiment très jolie. » Elle remarqua la répugnance de Melli à être touchée. « Ne sois pas timide, ma fille. Une belle plante comme toi devrait avoir l’habitude qu’on l’admire.

— S’il vous plaît, madame Gralle, je trouve tout cela fort embarrassant. Je vous serais reconnaissante de bien vouloir demander à votre servante de se dépêcher avec ma robe. Je crains de ne pas trouver celle-ci à mon goût. » Le visage de madame Gralle se refroidit brusquement.

« Balivernes, cette robe te va à ravir. Tu devrais me remercier ; c’est tout de même autre chose que ce vieux chiffon que tu portais. » Melli se mordit la lèvre. Même sale et déchirée, sa robe faite de la laine d’agneau la plus fine ne pouvait se comparer à celle qu’on lui imposait. Toutefois, elle jugea plus prudent de se taire. Elle ne tenait pas à ce que madame Gralle sache quelle avait appartenu à la cour.

La femme parut regretter ses propos acerbes, car elle reprit la parole d’un ton plus conciliant : « Voudrais-tu descendre avec moi boire une bière à la taverne ? »

Melli n’en avait pas la moindre envie. « Je préférerais passer la journée dans ma chambre. Bien sûr, je voudrais aller voir mon cheval d’abord.

— Inutile, répondit vivement son hôtesse. Il est bien installé, mon gars y a veillé. » Melli commençait à éprouver un certain malaise. Elle n’insista pas davantage, mais se promit de passer à l’écurie un peu plus tard.

« Tu ne veux vraiment pas m’accompagner en bas ? Quel dommage de ne pas profiter d’une aussi jolie robe. Sans compter que tu dois avoir faim… Le tavernier ne monte pas de repas dans les chambres à midi. » D’un regard, madame Gralle prévint la servante de ne pas la contredire. Melli savait qu’on lui forçait la main, et qu’elle ne pouvait plus refuser.

« Très bien, je vais descendre quelques instants. »

Madame Gralle parut enchantée. « Parfait, parfait. Nous allons bien nous amuser. »

Toutes deux traversèrent la taverne et s’installèrent à une table bien en vue, au beau milieu de la salle. Quand Melli protesta en réclamant un endroit plus discret, madame Gralle fit valoir la chaleur du feu et l’air frais de la porte ; pour Melli, leur table n’était à côté ni du feu ni de la porte.

Melli s’assit et but une gorgée de bière. Madame Gralle semblait connaître tout le monde dans la taverne : elle avait un petit geste de la tête ou de la main pour chaque client. En fait, les deux femmes semblaient concentrer sur elles l’attention générale. Melli redoutait de rencontrer une connaissance de Château Harvell dans l’assistance. Parcourant la salle des yeux, elle n’aperçut aucun visage familier.

Après un petit moment, un homme s’approcha et s’adressa à madame Gralle. « Bien le bonjour, madame Gralle, dit-il sans quitter des yeux le décolleté de Melli.

— Bonjour à vous, Édrad, répondit madame Gralle en suivant son regard avec un sourire approbateur.

— Aurai-je le plaisir d’être présenté à votre adorable compagne ?

— Mais, certainement. Voici Melli. D’où as-tu dit que tu venais, ma chérie ?

Melli n’avait rien dit ; elle chercha désespérément une réponse adéquate. « Je viens de… Grandbois.

— Grandbois ? Jamais entendu parler. Où est-ce ? voulut savoir l’homme.

— Loin au sud.

— Ce doit être vraiment très loin, car moi non plus je n’en ai jamais entendu parler », remarqua sèchement madame Gralle.

Melli cherchait une manière polie de prendre congé quand l’homme dit : « Madame Gralle, pourrais-je vous glisser quelques mots en privé ? » Son hôtesse accepta, et tous deux s’éloignèrent hors de portée d’oreille. L’homme posa une question, à laquelle madame Gralle répondit en secouant la tête. À une autre question elle fit un signe d’assentiment de la tête. L’homme partit, sur un dernier regard en direction de Melli, et madame Gralle revint s’asseoir à la table.

Elle paraissait très satisfaite. Ses yeux parcoururent la salle ; voyant que beaucoup d’hommes regardaient Melli avec intérêt, elle sourit de toutes ses dents. « Je pense que tu as eu suffisamment d’émotions pour aujourd’hui, ma chérie. Tu es fatiguée. Je vais voir si le tavernier ne peut pas te monter à manger dans ta chambre, après tout. » Melli fut surprise de ce brusque accès de gentillesse.

« Eh bien, merci. J’admets que je ferais volontiers une petite sieste. »

Madame Gralle sourit derechef. « C’est cela, ma chérie, dors et récupère tant que tu peux. Tu auras besoin de toute ton énergie demain. » Melli fut instantanément sur ses gardes.

« Que voulez-vous dire par là ?

— Mais rien, ma chérie, la rassura madame Gralle. Ce n’est qu’un dicton local, voilà tout. » Voyant Melli se lever, son hôtesse ajouta une dernière chose. « Enlève ta robe avant de te coucher, Melli. Il ne s’agirait pas de la froisser. »

 

Baralis se rendait à son entrevue avec la reine, l’estomac noué par l’excitation. Il frappa à la porte de la salle d’audience et on lui cria d’entrer.

Même aux yeux indifférents de Baralis, la reine parut majestueuse et magnifique. Son épaisse chevelure blonde était empilée haut sur sa tête, sa robe de soie brillante renvoyait une lumière douce et dorée sur ses traits délicats. L’espace d’un court instant, avant qu’elle ne parle, Baralis s’offrit le petit plaisir de se remémorer une certaine nuit, tant d’années auparavant, où il avait pu jouir de ses charmes. Ce souvenir lui donna une sensation de puissance, une confiance qu’il n’avait pas en entrant dans la pièce.

« Messire Baralis, soyez le bienvenu. » Il vit la reine hésiter à lui donner sa main à baiser, pour finalement n’en rien faire.

« C’est un honneur de me trouver en votre présence, Votre Altesse. » Il s’inclina bien bas.

« Messire Baralis, vous avez sans doute entendu dire que la santé du roi s’était quelque peu améliorée ? »

Baralis hocha la tête. « J’espère que Votre Altesse est satisfaite de mon remède.

— Je le suis, en effet. L’état du roi s’était aggravé de manière alarmante ces derniers temps. C’est le premier signe de guérison auquel j’assiste depuis son tragique accident.

— Je me félicite d’avoir contribué à cette heureuse nouvelle », dit Baralis en s’inclinant légèrement. Il tenait à rappeler à la reine son rôle dans ce rétablissement. La signification de ce geste n’échappa point à la reine.

« Oui, messire Baralis, je vous suis hautement reconnaissante. Vous n’ignorez pas que nous donnons un grand banquet demain soir en l’honneur de la santé du roi ?

— Votre Altesse peut naturellement compter sur ma présence. » Baralis n’était pas pressé d’en venir au fait. Il voulait laisser la reine aborder la question du marché.

« Messire Baralis, je pense que vous savez pourquoi je vous ai fait venir aujourd’hui. »

Il se refusait à lui faciliter la tâche. « Je ne me permettrais pas de présumer des intentions de Votre Altesse. » Baralis vit avec plaisir une lueur de colère passer brièvement sur les traits de la reine.

« Assez tourné autour du pot, messire Baralis. Voilà où nous en sommes : il me faut davantage de votre remède pour le roi. Que demandez-vous en contrepartie ? »

Baralis dissimula sa joie. « Votre Altesse est très directe. Je réclame en effet une faveur contre une autre.

— Dites ce que vous désirez : terres, or, nominations. » La reine se détourna avec un geste désinvolte.

« J’aimerais avoir mon mot à dire sur le choix de l’épouse de Kylock. »

La reine fit volte-face. « Quelle bouffonnerie est-ce là ? Vous n’aurez aucune influence sur le mariage de mon fils. » Elle tremblait de rage. Baralis, par contraste, demeurait parfaitement calme ; il commençait même à s’amuser.

« Inutile de chercher à me tromper, Votre Altesse. Je sais que messire Maybor a le projet d’unir sa fille au prince. » La reine parvint à cacher sa surprise.

« Comment êtes-vous au courant ? demanda-t-elle froidement.

— La langue de messire Maybor a tendance à se délier une fois bien arrosée. » La reine le dévisagea sans cacher son hostilité. Il vit toutefois qu’elle le croyait. La cour entière savait Maybor porté sur la boisson.

« Ma foi, messire Baralis, puisque vous connaissez ce projet de fiançailles, vous devez également savoir qu’il est bien arrêté. Je ne reviendrai pas sur cet accord.

— Malheureusement, il est certains détails dont Votre Altesse ignore tout, fit Baralis d’un ton presque condescendant.

— Quels détails ? siffla la reine.

— Des détails concernant la délicieuse fille de messire Maybor, Melliandra.

— Si vous voulez parler de sa maladie, je suis déjà au courant, messire Baralis. Maybor m’a assurée qu’il ne s’agissait pas de la vérole.

— Hélas, Votre Altesse, il vous a menti. » Baralis soutint le regard de la reine et poursuivit. « Sa fille s’est enfuie du château. Voilà dix jours qu’elle a disparu. Messire Maybor vous fait croire qu’elle est malade pour vous cacher la vérité. » Il vit que la reine commençait déjà à douter de la parole de Maybor.

« Pour quelle raison se serait-elle enfuie ?

— Je ne saurais l’affirmer avec certitude – qui peut prétendre connaître le cœur des jeunes filles ? » Baralis poussa un splendide soupir de regret. « Toutefois, j’ai entendu dire que Melliandra s’était sauvée parce qu’elle ne supportait pas l’idée d’épouser votre fils. »

La reine pâlit de rage. « Ainsi, vous l’avez entendu dire. Qui d’autre est au courant de cette ignoble rumeur ?

— La moitié de la cour, Votre Altesse, mentit Baralis.

— C’est intolérable ! » La reine se mit à tirailler les motifs de sa robe brodée.

« Votre Altesse se trouve en effet dans une fâcheuse situation », admit humblement Baralis. Son ton ne fit qu’agacer un peu plus la reine.

« Je découvrirai moi-même le bien-fondé de vos accusations. D’ici là, je refuse de discuter de cette affaire.

— Il en sera fait selon vos désirs, Votre Altesse. Cependant, je crois de mon devoir de souligner que le roi risque de perdre le peu de terrain qu’il a regagné, si la situation ne se résout pas à notre satisfaction mutuelle. Il doit recevoir son remède de façon régulière, faute de quoi ses effets pourraient s’inverser. »

Cet avertissement sournois déplut visiblement à la reine. « Je n’apprécie guère le chantage, messire Baralis. Allez, maintenant ; je vous convoquerai de nouveau quand tel sera mon bon plaisir. » Baralis s’inclina et prit congé. Il ne doutait pas que la reine le rappellerait sans tarder. Avec un sourire de satisfaction, il songea à Maybor ; dommage, sa mort prochaine allait l’empêcher d’assister à sa propre déconfiture.